Dr Patrick Lemoine est psychiatre et docteur en neurosciences. Spécialiste du sommeil, il a publié de nombreux ouvrages consacrés à ce sujet. Dernièrement : DORMEZ ! Le programme complet pour en finir avec l’insomnie aux Éditions Hachette.
La nuit, notre corps est au repos, mais il travaille quand même !
Quand le sommeil construit…
« C’est au cours du sommeil lent et profond, c’est-à-dire lors des trois ou quatre premières heures de sommeil (aux horaires habituels), que notre organisme fabrique la totalité de l’hormone de croissance. Une étude a été faite dans le Bronx auprès d’une population portoricaine dont un nombre important d’enfants présentait un retard de croissance inexpliqué. On leur a proposé de mettre des bouchons d’oreilles afin de se protéger du bruit. En dormant mieux la nuit, ces enfants ont retrouvé leur taille normale en l’espace de six mois… N’arrivant jamais à atteindre un sommeil profond, ils étaient tout simplement privés d’hormones de croissance. Primordiale chez les enfants et les adolescents, cette hormone est indispensable tout au long de la vie puisqu’elle permet non seulement de grandir, mais aussi de construire des protéines, de cicatriser, d’entretenir les tissus… »
Quand le sommeil répare…
« Notre ADN est constitué de chaînes d’acides aminés entrecroisés de manière hélicoïdale, faisant penser à des « rubans ». Aux extrémités des chromosomes se trouvent les télomères, dont les études ont montré qu’ils jouent un rôle dans le processus de vieillissement. Avec l’âge, les télomères se dégradent, s’effilochent. La bonne nouvelle est que la nuit, quand le sommeil est de qualité, une enzyme appelée télomérase agit comme une « petite main de couturière » en réparant, reconstituant les télomères. À présent nous en sommes sûrs, notre longévité est bel et bien liée au sommeil. »
Quand le sommeil nettoie
« L’ensemble de nos neurones est pris dans une sorte de « filet à provisions » appelée la glie. Jusqu’ici on pensait que la glie jouait un rôle essentiellement de cohésion et de nutrition. On mesure maintenant les influx nerveux profonds qui la traversent. Grâce à de très lents mouvements, les neurones sont nettoyés et débarrassés des catabolites, c’est-à-dire des toxines accumulées pendant la journée. Cette fonction de nettoyage participe entre autres à la protection de l’organisme contre des maladies telles que les cancers. Les infirmières de nuit, par exemple, auraient 26 % de risques de plus que leurs collègues de jour, de développer un cancer du sein… »
Quand le sommeil apaise…
« N’oublions pas que nous sommes construits comme tous les primates supérieurs : faits pour vivre dans de petits groupes de 20 à 60 individus. Chaque fois que nous croisons l’un de nos congénères, nous ressentons un stress. Qu’il soit positif ou négatif, contrairement à ce que l’on pense, notre organisme ne fait pas bien la différence. Aujourd’hui le nombre d’interactions au cours d’une seule journée se compte par milliers, dans le métro, au travail ou sur internet. Ce qui représente une quantité de stress sociaux absolument gigantesque ! Heureusement, la nuit, les taux de cortisol et de noradrénaline s’abaissent, ainsi que la tension artérielle. Les temps de sommeil sont des coupures et un repli sur soi-même de plus en plus nécessaires pour réduire le stress. »
Sommeil des enfants : respecter leur rythme
« De manière générale, je remarque que les problèmes de sommeil des enfants viennent de la culpabilité de leurs parents. Pour être de « bons parents » et passer plus de temps en famille, on recule l’heure du dîner et du coucher. Pour être de « bons parents », on pense qu’il est nécessaire d’accompagner son petit enfant dans le sommeil en restant près de lui, en lui tenant la main. Or, il en a rarement besoin. Au contraire cela peut engendrer des difficultés d’endormissement, voire des insomnies à l’âge adulte. De même, pour être « de bons parents », on remplit d’activités la semaine de notre progéniture. Les enfants, privés d’occasions de s’ennuyer, parfois un peu hyperactifs, développent un rapport compliqué au sommeil. Rappelons-nous toujours que l’enfant qui grandit a besoin de beaucoup dormir, et que ce temps-là lui appartient. »
Sommeil des ados : les laisser dormir
« Chez l’adolescent, il y a un retard de phases physiologique, aggravé souvent par une utilisation abusive des écrans en soirée. L’heure d’endormissement se décale et l’heure de réveil aussi. Si les grasses matinées peuvent être autorisées, il faut aussi alerter sur les dangers d’un manque de sommeil et d’une dépendance aux écrans. Il y a des astuces à trouver… Quand mes petits-enfants sont en vacances à la maison, je leur propose de louer leur smartphone le soir : 1 euro de l’heure ! Croyez-moi, ils sont ravis de gagner de l’argent de poche et apprennent à faire autre chose de leur temps ! À ceux qui préparent des examens, je conseille de ne jamais travailler le soir au-delà de l’heure habituelle du coucher. Par contre, le sommeil profond est propice à la mémorisation, c’est pourquoi les leçons les plus difficiles doivent être apprises entre 21h et 22 h 30, juste avant d’aller au lit. Ainsi, cela rentrera tout seul ! Le matin, la meilleure façon de réveiller son organisme est de le réchauffer : un peu de gym, une douche chaude et un petit-déjeuner à l’anglaise, copieux et riche en protéines (et si possible en pleine lumière !). De bonnes habitudes à prendre dès l’adolescence ».
Sommeil des adultes actifs : ne pas empiéter sur la nuit
« Il est toujours bon de le répéter : le sommeil n’est pas une variable d’ajustement. La nuit, rattraper le temps qu’il nous manque en journée est un très mauvais calcul, car nous sommes moins performants le lendemain. Au contraire, il faut investir sur le sommeil. Ce sont des heures précieuses pour faire le tri, mémoriser, refaire le plein d’énergie. De même, les micro siestes sont très récupératrices. Il suffit de quelques minutes, selon le concept du peintre Salvador Dali : s’asseoir confortablement dans un fauteuil, une lourde clef entre le pouce et l’index gauche, une assiette renversée au sol. Quand le sommeil arrive, les doigts s’ouvrent et la clef tombe avec fracas sur l’assiette. On se réveille, reposé juste ce qu’il faut ! Le temps de jeûne nocturne est aussi très important. Il doit durer au moins 10 heures pour être bénéfique, notamment en ce qui concerne la production de l’hormone de croissance. Essayez donc de dîner tôt, autour de 19 heures, et bannissez les aliments difficiles à digérer, susceptibles de gêner l’endormissement : viandes, plats en sauce, charcuterie… Des sucres lents et une salade, c’est parfait ! »
Sommeil des seniors : se concentrer sur la veille plutôt que sur le sommeil
« Selon des études, les personnes âgées dorment autant que les autres, mais d’un sommeil polyphasique, réparti entre plusieurs moments de la journée. Il faut à tout prix restreindre le temps passé au lit, et chasser l’ennui en restant actif. Il y a donc mille manières de soigner son insomnie : s’engager dans une association, faire de la gym avec des amis, se faire opérer de la cataracte pour mieux capter la lumière, garder une bonne mobilité… Toutes les activités auront un impact positif sur la qualité des nuits. Mais, malgré tout, le sommeil prend toujours quelques rides. Aux personnes qui cherchent un sens à ces changements, je raconte cette petite histoire qui nous vient des tribus tanzaniennes. N’ayant pas accès à l’électricité, les populations vivent au rythme du soleil. Le soir, fatigué par les multiples tâches, tout le monde s’endort sans difficulté. Les personnes âgées, qui ont été beaucoup moins actives, prennent alors le rôle de sentinelles. Leur fonction est de veiller sur l’ensemble du groupe afin d’alerter en cas d’intrusion ou d’attaque de bêtes sauvages. D’elles dépend la survie de la tribu. Je dis donc aux personnes âgées que si elles dorment moins bien, c’est qu’elles ont du cœur… ».